L’ENFANT QUI VIENT
Une certaine éducation pour se supporter par Éric Zuliani
Publié dans le N°124 de Lacan Quotidien
À l’ITEP (Institut Thérapeutique, Éducatif et Pédagogique) où je travaille, j’entends dire parfois qu’aujourd’hui les jeunes ne sont décidément pas ceux d’hier. De telles affirmations se font l’écho du bruit médiatique sur ce sujet qui s’écrie : « Y a plus de limites ! » Ce point de vue donne tacitement une prime aux inhibés et veut ignorer que structuralement, l’inhibition est équivalent au passage à l’acte : ces médias rapportent alors en toute ignorance de la clinique que tel jeune, meurtrier, ne faisait pourtant pas parler de lui…
Dans Peurs d’enfants1, Jacques-Alain Miller prend une perspective bien différente et invite à interroger ce qui, en chaque cas, peut faire violence à un enfant. Recevant la mère d’un jeune accueilli à l’ITEP, elle précise le gouffre qui s’est ouvert pour elle entre ce qu’un praticien lui a dit : « Votre enfant est très intelligent, séducteur, un peu manipulateur, agressif et voleur » – et la souffrance dont son enfant faisait signe depuis déjà plusieurs années : pour elle, il était bien le siège de quelque tourment qui, pour être invisible, n’en était pas moins réel.
Manifestement le praticien n’avait pas lu la causerie de D. Winnicott soutenant dans les années 60 : « La délinquance, signe d’espoir », ni même le livre d’August Aichorn, Jeunes en souffrance, qui réunit des conférences des années 20. Ces lectures ont pourtant de quoi nous détourner résolument de toute perspective passéiste, de l’évocation d’un temps plus pépère et des vieilles recettes de papa en matière d’exercice du pouvoir. Ces lacunes de lecture ont une conséquence : une méconnaissance des effets des changements de l’ordre symbolique lui-même, qu’étudiera l’AMP lors de son prochain Congrès.
On peut leur conseiller de lire particulièrement le chapitre qu’Aichorn intitule « Les agressifs ». L’auteur y parle d’un groupe constitué de jeunes qui ne pouvaient tenir dans leur propre groupe. « Il s’agissait d’enfants qui se livraient aux agressions les plus graves, soit les cas les plus difficiles. Il se développait souvent d’une façon radicalement soudaine des scènes de scandale incroyables. Il n’était pas rare de les voir se précipiter l’un sur l’autre avec des couteaux de table, se jeter à la tête des bols de chocolat ou des assiettes de soupe. Le poêle lui-même fut renversé pour allumer un feu servant d’arme offensive. » Aichorn remarquant que, dans ce groupe, règne un seul affect – celui de la colère -, opte, contre l’avis de son personnel, pour un traitement par la douceur, notant que « si les éducateurs appliquent une discipline sévère, ils feraient comme ceux avec lesquels les enfants sont en conflit ».
Je résume le procès que détaille Aichorn où il s’implique personnellement pendant plusieurs mois auprès de ce groupe avec deux éducatrices volontaires qui, épuisées, seront remplacées par deux autres. Le traitement par la douceur consiste en « des activités continues et des jeux fréquents afin de prévenir les agressions et des entretiens poursuivis avec chaque individu. Les éducateurs se devaient de n’opposer aucune résistance aux enfants et, s’ils ne pouvaient y parvenir, ils avaient à modérer avec douceur leurs résistances. Par exemple, si l’un des enfants voulait faire quelque chose qui sortait du cadre de l’occupation en cours, ils l’y autorisaient « sans demander pourquoi » ; leur devise était : « Autant que possible, laisser faire ». (…) Il leur fallait uniquement éviter un « malheur». Loin d’être un paradis, dans ce groupe dit « des agressifs » se multiplièrent les agressions mais aussi les premiers signes du malaise de certains jeunes qui commençaient à chercher un coin tranquille.
Aichorn fit un travail analogue à celui de Bion chargé de s’occuper des dullards pendant la seconde guerre mondiale ; il a parié sur une limite interne au procès d’un groupe sans chef mais pas sans libido. Pari juste, dans la pratique de l’un et l’autre : il s’opère, à un moment donné dans ledit groupe, un rebroussement qui tient en une scène exemplaire : « En ma présence, un enfant se précipita sur un autre en brandissant un couteau, posa le couteau sur sa gorge en hurlant : “Chien, je vais te poignarder !” Je restais paisible sans prendre de mesure de défense, ni sans même prendre note du danger dans lequel l’autre semblait se trouver. La pseudo-agression et donc l’absence de danger étaient très nettes. »
L’élément clinique du registre du « pseudo » signe pour Aichorn le rebroussement ; et a fortiori le fait que l’enfant s’effondre en larmes. Chez chacun des douze enfants du groupe, a pu se développer une extrême sensibilité, non réduite à la seule colère.
Je laisse le lecteur découvrir les effets d’une telle attention minutieuse et les inventions éducatives qu’elle induit. Lacan, lecteur d’Aichorn pour sa communication sur les fonctions de la psychanalyse en criminologie indiquait ceci : « Éducation, qui est plutôt une dialectique vivante, selon laquelle l’éducateur par son non-agir renvoie les agressions propres au moi à se lier pour le sujet en s’aliénant dans ses relations à l’autre, pour qu’il puisse alors les délier par les manœuvres de l’analyse classique. Et certes l’ingéniosité et la patience qu’on admire dans les initiatives d’un pionner comme Aichhorn ne font pas oublier que leur forme doit toujours être renouvelée pour surmonter les résistances que le groupe agressif ne peut manquer de déployer contre toute technique reconnue. Une telle conception de l’action de redressement est à l’opposée de tout ce que peut inspirer une psychologie qui s’étiquette génétique, qui dans l’enfant ne fait que mesurer ses aptitudes dégressives à répondre aux questions qui lui sont posées dans le registre purement abstrait des catégories mentales de l’adulte, et que suffit à renverser la simple appréhension de ce fait primordial que l’enfant, dès ses premières manifestations de langage, se sert de la syntaxe et des particules selon les nuances que les postulats de la genèse mentale ne devraient lui permettre d’atteindre qu’au moment d’une carrière de métaphysicien. » (p. 142 des Écrits).
1. Peurs d’enfants, travaux récents de l’Institut psychanalytique de l’Enfant », Paris, collection de la petite Girafe, Navarin, 2011. En librairie depuis le 3 janvier 2012.
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