La rigueur du goût par François Leguil

Publié dans le N°126 de Lacan Quotidien

La cinquième édition de la classification internationale d’origine nord-américaine, le DSM 5 (« Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ») est annoncée pour le milieu du printemps de 2013. Des équipes en grand nombre sont au travail sur tous les continents pour peaufiner cette nouvelle parution du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux », qui fait désormais autorité dans la plupart des enseignements officiels, servant de plus en plus de référence obligée dans les organisations administratives de prise en charge. D’autres énergies se manifestent, en nombre égal, et soulignant l’inconsistance funeste d’un simulacre de classification qui envisage, sans crainte du ridicule, d’installer la reconnaissance de plusieurs centaines d’affections psychiques dûment répertoriées. Ces énergies notent aussi bien que la philosophie stupéfiante de cette inflation nosologique farfelue ne plait en réalité qu’aux mastodontes de l’industrie pharmaceutique. Les psychanalystes sont loin d’être seuls dans cette révolte de bon sens et de raison.

Il sied pourtant d’être plus précis, parce que dans la critique de la fragilité des assemblages sémiologiques qu’aggrave la succession des moutures datées de l’entreprise DSM, il ne s’agit pas tant d’un enjeu épistémologique ni heuristique, que de celui d’une sagesse élémentaire et pratique. Dans l’idée de prendre part à cette polémique nécessaire, une double réminiscence m’est venue à l’esprit ; la seconde expliquant, nachträglich, la première. Un peu trop nostalgique peut-être, celle-ci réveillait dans ma mémoire la figure d’un enseignant de la Faculté qui avait coutume de truffer ses textes et travaux de citations latines. Beaucoup d’entre nous trouvions de l’agrément à le lire, avec ce plaisir pittoresque de devoir tenir à portée de main les pages roses du « Petit Larousse ». Par ailleurs, l’homme faisait grand honneur à sa discipline, comme à l’excellente qualité de sa transmission.

En manière d’hommage involontaire, la seconde réminiscence qui m’est venue était …une citation latine : « Forte Roma non perit, si Romani non pareant ». Vérification faite, ce n’est pas dans les pages roses, mais dans le souvenir, sans doute symptomatiquement conservé, d’un sermon de Saint-Augustin sur la chute de Rome : « peut-être Rome n’a-t-elle pas péri, si les Romains ne périssent pas ». Cela donne dans une autre traduction, très libre, utile à notre objet : peut-être la clinique n’a-t-elle pas péri, si ceux qui en ont encore le goût ne voient pas leur goût périr. Replacée dans son contexte, celui du neuvième chapitre du quatre vingt unième sermon de l’évêque d’Hippone, un commerce un peu fantaisiste avec  cette réminiscence pourrait ainsi se prolonger : « peut-être la clinique n’a-t-elle pas péri ; peut-être a-t-elle été frappée, et non anéantie, peut-être a-t-elle été châtiée et non détruite. Forte Roma non périt si …Car qu’est-ce que la clinique, sinon ceux qui en ont gardé le goût ? ».

Et : qu’est-ce qu’un événement véritable, sinon ce qui échappe au calcul qui aurait permis de le prévoir et de n’en pas faire une surprise. Dans l’histoire contemporaine de la clinique, l’événement n’est pas le DSM3, puis le 4 et sa révision en l’an 2000. L’événement n’est pas cette nouvelle imagination d’un savoir, qui prétendait renverser les vieilles méthodes, nous alléger de la pesanteur de leurs armatures, de leurs décors surannés, à la façon dont on se permettait jadis de défaire les édifices du passé pour en exploiter autrement les pierres taillées. L’événement est là où ne l’ont pas pensé les concepteurs de cette machine de guerre contre le freudisme de l’american way of life ; il est dans ce qu’ils n’ont pas anticipé ; ce qu’ils n’ont pas anticipé est le succès énorme et fulgurant de leur entreprise. Succès planétaire, inter-disciplinaire ; succès interlope assurément, mixant les ambitions d’une statistique bas-de-gamme avec des neurologismes fantasmés, malhabilement dissimulés derrière un « athéorisme » de façade ; mais succès formidable, épais et durable. Leur entreprise s’est imposée bien au-delà de ce pourquoi elle avait été commencée, bien au-delà de la volonté de s’assurer de la validité et de la fiabilité des chiffrages de la recherche psychopathologique. «  Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf, envieuse, s’étend, s’enfle et se travaille – mais à l’inverse des prévisions du fabuliste – la chétive pécore s’enfla si bien qu’elle (ne) creva (pas) ». L’outil est devenu un Manuel, une nouvelle manière de pratiquer la rencontre avec ceux qui souffrent et se plaignent de leurs pensées, de leurs sentiments, qui mésestiment leurs inclinations, qui ne sont pas contents de leurs destinées.

Il faut analyser le succès lui-même et les fortes apparences d’une bataille gagnée. Comment un système aussi rudimentaire a-t-il pu dévaster et ruiner une tradition minutieuse, bicentenaire, en un laps de temps plus ramassé encore que celui qui sépare le règne de Théodose du sac d’Alaric ? Cette tradition ruinée – celle de la psychiatrie dite classique – gouvernait comme elle s’était bâtie : non pas dans le respect placide des académies autorisées, mais dans un débat, fréquemment enfiévré, que nourrissait une illusion, c’est à-dire un désir : celui de soutenir le paradoxe d’une méthode mal ajustée à son objet, mais dont la richesse des résultats dégagés devait tout à ce mauvais ajustement. Il se trouve que cette clinique n’inventait plus rien depuis le milieu de l’entre-deux guerres. Lacan le notait à Henri – Rousselle, en 1966. En octobre 1978 à la chapelle  de l’hôpital Sainte-Anne, Jacques-Alain Miller précisait en substance (nous le citons de mémoire) : « cette clinique est morte de sa belle mort, car elle a réussi. En allant au bout de sa limite, elle a parfaitement accompli sa mission, et, le temps est peut-être venu de tourner la page.

L’illusion qui la nourrissait, celle de sa médicalité, s’était déplacée, le désir qu’elle transportait voulait que l’on fasse de nouvelles conquêtes. Comme dans le reste de la médecine, les psychiatres rêvaient d’une autre approche des faits de souffrance. Ils rêvaient d’un autre mode d’intervention que celui du simple ordonnancement des réalités observées. La clinique que le DSM 3 a détruite, en 1980, n’opérait pas depuis plus d’un demi-siècle. Très admirable pour l’érudition, comme le Latin, et pour les amateurs d’antiquités, elle ne servait que trop grossièrement une louable ambition thérapeutique, et n’expliquait les effets des nouvelles médications que par des approximations nosographiques défectueuses. Or, le goût de la clinique est autre chose que celui de la mousse sur des marches usées. Ici, le défi lancé par le DSM est bénéfique ; on peut se réjouir de ce défi, quand bien même il demeure plaisant de brocarder l’entreprise, l’allure comique de son lien à la science, et la grenouille qui s’est faite plus grosse que le bœuf.

Un malentendu est à dissiper, sans qu’il soit besoin de convoquer la belle légende foucaldienne de la « Naissance de la clinique ». Dissiper ce malentendu est rappeler que la réduction du symptôme au signe n’est pas la condition de la clinique, mais sa conséquence ; conséquence redoutable si l’on ne revient pas sans cesse à ce qui se trame dans le passage d’une rive à l’autre qu’est cette réduction. On peut se rappeler que Canguilhem ne relayait pas la moquerie de Magendie, qui ne voyait en Laennec (l’un des derniers secours appelé au chevet de Germaine de Staël agonisante), qu’un « annotateur de signes ». L’auteur du « normal et (du) pathologique » montrait que le génie de  ces « annotations » tenait à l’invention du stéthoscope ; soit à l’invention d’une technologie accoucheuse d’un prélèvement heureux du signe ; une technologie, une technique, qui incarne véritablement la réalité du désir qu’est la clinique. Le redoutable n’est pas la conséquence, mais l’oubli de ce qu’elle doit à sa technique.

Les concepteurs du DSM ont produit l’inverse. Il n’est pas certain que c’était en y songeant. Inféodée aux cohérences imposées par l’appareillage statistique et par la contrainte étouffante des entretiens dits « formalisés », leur stratégie a confondu la discipline d’une classification avec la composition d’une nomenclature. Leur idéal d’une « description opérationnelle » ne prend pas en compte cela que la chose décrite n’est pas le symptôme, mais la plainte ; c’est négliger que la chose à décrire est déjà une description, c’est-à-dire un souhait objectif d’être abordé d’une certaine manière. Le DSM ne classe pas, il juxtapose. Or penser, en clinique, c’est classer. On voit mal comment y échapper, sauf en se donnant les moyens d’occuper la place de celui « qui ne pense pas » ; place qui suppose que soit atteinte ce que Jacques-Alain Miller a nommé un « au-delà de la clinique ».

Il en est de cet au-delà de la clinique comme de l’au-delà de la thérapeutique : l’un et l’autre impliquent que l’on sache de quoi ils sont …l’au-delà. D’où l’importance, cruciale et …relative à la fois, de déplorer l’inconsistance croissante de la multiplication de «  troubles » du DSM,  et de saisir que l’affaire est dans la confusion entre une classification et une nomenclature qui débouche sur la constitution de listes vouées à leur expansion. On sait que la garantie de sérieux d’une activité se tient dans le respect d’un principe d’économie des entités et notions qui la fondent. En ne le respectant pas, la nomenclature DSM se prive des articulations nécessaires à la recherche des hypothèses étiologiques, seules capables de préserver d’une malédiction nominaliste l’effort intellectuel que réclame le goût de l’esprit qu’est la clinique.

Avoir voulu briser les cadres antiques n’est pas ce que l’on peut imputer à faute à l’entreprise DSM. Comme l’historien des grandes invasions raconte que certains chefs barbares brandissaient l’Évangile pour aller à l’assaut des légions de l’Empire, on peut même admettre que, dans les années 1970,  la « task force » de l’American Psychiatric Association » annonçait ses intentions radicales sur le ton de la « bonne nouvelle ». L’origine du grand dommage causé à la place que devrait tenir la cause mentale dans les soins dûs à la peine de vivre est ailleurs. Ces gens-là ont sorti l’homosexualité des catégories de la pathologie. Les psychanalystes yankees n’étaient pas pour ; ils avaient tort. Les équipes du DSM ont nié l’existence nosologique de l’hystérie. Mais, en la hissant à la hauteur d’un discours, Lacan n’a-t-il pas fait bien davantage ? Certes, c’était sortir par le haut. Ils ont supprimé la reconnaissance de la névrose. Et Lacan, toujours lui, avec son incroyable et irremplaçable « tout le monde délire » ? Bien sûr, ils n’ont pas de vergogne. Mais, si nous devons croiser la plume, ne soyons pas bégueules. Comme sur un tatami, acceptons leurs « tocs » ; examinons sans indifférence leurs diagnostics bipolaires galopants ; tolérons, sans faire trop les dégoûtés, leurs « troubles de la personnalité ».  Décelons-en la nécessité : leurs impasses ne sont pas « sans logique ». Observons avec faveur les remèdes que certains proposent et qui témoignent que, sans venir vraiment à résipiscence, ils éprouvent l’incongruité de leur magistère récent.  Il nous faut bien nous en préoccuper, si nous voulons compter quand arrive l’enrayage de leurs machines dont ils ne devinent pas souvent qu’elles couvrent de grandes et petites machinations. Petites, à la taille de l’esprit qui y souffle ; grandes par l’ampleur des finances dont elles sont et seront le gouffre.

Désormais officielle, cette psychiatrie se divertit parfois en faisant de nous les sectaires de l’étape. C’est qu’ils savent que nous savons que, dans le domaine des choses mentales, une façon de revendiquer une scientificité n’est que de bastringue, et que nous en prenons prétexte pour nous former à l’obligation d’un surcroît de sévérité dans la rigueur de nos raisonnements. Viser un « au-delà de la clinique », réclame d’en passer par une définition d’une clinique de la parole, interminablement contestée par elle-même dans les classifications qui la justifient. L’existence du DSM rappelle qu’il n’y a pas de nomenclature sans nomenklatura… qui n’avoue jamais, dans les classifications qu’elle ne fait plus, celle qu’elle suppose en silence : elle est pour cela une clinique du bâillon.

Aussi nous passera-t-on ce pastiche un peu pataud de la phrase de l’ « Étourdit » : qu’on classe reste caché derrière ce qui se classe dans ce qui se distingue. Ne pas en prendre la mesure est donner mille fois raison au culot magistral et fécond de la thèse virtuose de Michel Foucault, « Histoire de la folie à l’âge classique », dont on vient, cet automne dernier, de célébrer un cinquantenaire riche en initiatives éditoriales qui permettent déjà d’apprécier ce que l’on doit à cette grande œuvre, mais aussi d’en examiner lucidement les a priori.

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