Dans une chronique précédente, Éric Laurent écrit pertinemment tout le bien que l’on peut trouver dans le dernier livre de Bernard-Henri Lévy. Et, on ose le dire : tout le bien que doit penser l’honnête homme, tant sa « Guerre sans l’aimer » est une chose admirable au sens que l’étymologie donne à l’admiration, qui est une vertu lorsque son objet passe l’ordinaire des exploits concevables.

Loin s’en faut qu’il faille se prétendre à l’unisson des vérités prouvées, des enseignements proposés, des prémisses imaginées. L’histoire de France retiendra la rencontre improbable et réussie d’une révolution d’opprimés,  affamés de justice, d’un philosophe aux mains nues et du chef des armées d’un état encore puissant. La taille inouïe des faits sauve le lecteur du soupçon de grandiloquence. Les stupéfiantes péripéties de leur déroulement démontrent qu’une logique l’emporte quand l’opiniâtreté des beaux courages et l’intelligence de leur survenue composent le secret mélange qui devient le contrepoison du hasard effrayant des confrontations militaires.

Les prémisses imaginées, nous ne les découvrons pas véritablement, parce qu’une pudeur paradoxale révèle que les motifs de l’auteur sont plus variés et complexes, plus profonds en somme, que la simplicité apparente d’une pensée de l’action exaltée par l’aveu de ses idéaux –  ainsi : « Nietzsche dans Platon – Nietzsche en attendant Platon – Toujours été ma position. Un seul ennemi, Hegel », p. 323. Les modèles sont attendus, quoique distants et demeurent disparates ; l’Irrédentiste de la « chasse au spasme » : du bout de la plume, Barrés : jamais, Malraux : malgré tout, Thomas Édouard… l’auteur des « Sept piliers » : l’amertume redoutée, peut-être (« la honte physique du succès », p. 549). Ah ! Le désert et ses horizons où tremble la lumière qui fait du Rien un mirage ! B-H. L. le célèbre avec ferveur (« mon Rosebud », p. 526). Dans l’élégance de son rôle, il ne peut sans doute pas considérer que l’amour des choses humaines et leur luxuriance rendent un peu ennuyeux ces sables et cailloux dés lors que ne les fait plus vibrer la transcendance d’autrefois.

Les vérités prouvées : dans « La guerre sans l’aimer », elles ne le sont que par la nature inimitable d’un engagement fabuleux. Elles débordent par trop l’héroïsme du commun. Mais, on ne souhaite pas tant s’attarder ici au : « sur les fronts de Cyrénaïque, j’ai vu des braves » (p. 367). La brièveté de la phrase ne manque pas d’allure ; martiale, pourquoi pas : la mémoire que le passé composé sous-entend, demeure sans nul doute poignante. Il ne s’agit pas  de cela, mais de l’homme, de l’auteur, parvenu maintenant au sommet solitaire d’une existence, au majeur d’une œuvre que ses contemporains reconnus n’ont pas accompagnée jusqu’en ce point (il le déplore en maints endroits ; notamment P. 496 ; avec l’admiré Claude Lanzmann aussi bien, p. 266 et 267). Il s’agit d’un homme hanté par le besoin taraudant de contrer une sorte de malédiction qui le coupe des exemples justement censés avoir façonné le plus incandescent des rêves de notre génération : « l’ère des aventures individuelles est close depuis que l’action des forces collectives s’est ouvertement substituée à la prise de l’individu » (Roger Stéphane, cité à la p. 310). Ors, toute aventure, si elle demeure individuelle, « est infantile », prévenait de Gaulle. Epris d’images et de paroles échangées jusqu’à pas d’heure, Bernard-Henri Lévy, dans ces six cents pages, ne raconte pas les espoirs et les déconvenues d’un sujet saisi par le spectacle du supplice tentalien d’une réalisation de soi qui toujours s’ajourne. Il sait que là  s’accomplit la raison du roman général que sera sa vie, et qu’il a trouvé.

Son « for intérieur » dont il a pu penser, il y a quelques années devant les Américains, que le Président de la République n’en était pas accablé, est tout à l’extérieur. Couvert d’amis, recru d’alliances enchevêtrées, mais certain du lot puissant des loyautés qu’il crée, seul avec ce qu’il vient de traverser, l’auteur de « La Guerre sans l’aimer », découvre en fin de parcours qu’il n’a pas croisé et ne croisera pas son vis à vis le plus improbable, l’anti-bhl absolu, son contraire illimité, le fils du fou et du crime, Saïf-Al- Islam. Cela vaut au lecteur un extraordinaire portrait, parfaitement digne de ceux qu’écrivaient les moralistes du classicisme français, (cf. son lundi 22 août) où BHL « corrige » Aragon, parce que celui qui croit au ciel est aussi celui qui n’y croit pas : « Il y a des maudits… des hommes en qui jamais le coup de dé du destin choisi n’abolira le hasard de la mauvaise loi où il leur a été donnée de naître » (p. 574).

Décidemment non, rien ici n’est comparable : prémisses et vérités se dessinent ou s’imposent sans que notre appréhension puisse se guinder à la hauteur qui permettrait d’en juger. Demeurent les enseignements. Leur profusion commande de n’en choisir qu’un, et de le choisir sur ce que l’auteur dit de lui, « libre descendant d’une des plus anciennes tribus du monde » (p. 236), alors que « ce nom même, Israël, continue d’être le même synonyme d’infamie, le même opérateur de scandale en terre arabe » (p. 396).  Convictions inébranlables et indulgences calculées ne font pas oublier la donne : l’antisémitisme sans cesse relancé par l’actualité du Moyen-Orient et l’impasse de la très inégale séparation des sexes dans la vie publique ne permettent pas de s’éblouir imprudemment devant les atouts de la démocratie. Bernard-Henri Lévy n’est pas – c’est le moins que l’on puisse dire – d’un optimisme angélique, mais conserve son droit d’espoir comme ses attentes devant « l’islam des lumières ».

Celui qui veut, en esprit, refaire avec lui le chemin parcouru, se trouvera à son terme vigoureusement secondé par la lecture d’un dossier remarquable publié dans le numéro d’octobre de la revue marocaine « Zamane » et réalisé par Ruth Grosrichard. Agrégée d’Arabe et Professeure à Sciences-Po (Paris), Ruth Grosrichard rassemble en bientôt vingt-cinq pages denses et claires, documents originaux, analyses critiques, études historiques et réflexions contemporaines morales et politiques. Dès les premières lignes la question est posée : « dans les pays arabes aujourd’hui, le rapport à la tragédie juive n’est pas serein. Il ne l’est pas parce qu’il est grandement déterminé par le drame palestinien, la Nakba… Dans ce dossier particulièrement complexe et sensible… sont examinés la réception de la Shoah par les Arabes et leur rapport au nazisme, à l’antisémitisme, avec en arrière fond indissociable la question de la Palestine ».

Il est difficile d’imaginer que, soucieux, voire  comptables de l’avenir de la psychanalyse, nous puissions nous désintéresser aux portes du continent qui l’a vue naître, de ces questions que Ruth Grosrichard développe et de ce qu’il adviendra de la révolution des printemps que B-H L. décrit comme bien peu d’Européens auraient su le faire.

François Leguil se réfère au cours de son article à un dossier, paru en octobre 2011 dans la revue Zamane « Les arabes, Hitler et la Shoah » réalisé par Ruth Grosrichard.

Les précieuses réflexions qu’il apporte ont incité l’équipe de la rédaction de Lacan Quotidien à prendre contact avec l’auteure afin d’en savoir plus.

Ruth Grosrichard sera l’invitée de Lacan Quotidien dimanche prochain dans le cadre d’un grand Entretien du dimanche. Nous publierons à cette occasion dans ce numéro 100 de Lacan Quotidien deux articles de son dossier :

  • « Origine des deux tragédies »

  • « Les arabes tous nazis ? »

avec l’aimable autorisation du mensuel marocain d’Histoire Zamane, dans lequel ils sont d’abord parus (numéro 12, octobre 2011)

*La photo en Une de Lacan Quotidien est une illustration du dossier de Ruth Grosrichard, paru dans la revue Zamane.

Publié dans le N°94 de Lacan Quotidien

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