Quand l’appétit va (II*) par Aurélie Pfauwadel

Les préoccupations de santé publique (obésité et maladies cardio-vasculaires), l’hygiénisme des campagnes de prévention alimentaire (« Cinq fruits et légumes frais ») ont donné une nouvelle dimension à l’acte de manger. L’aliment devient pharmakon, poison ou remède, nocif ou bon pour la santé. Alors que la cuisine médicinale, préventive ou thérapeutique, est en Chine une tradition de longue date (deux siècles avant J.-C.), le rapport entre alimentation et santé est pris chez nous dans le discours de la science et du capitalisme. « Renforce les défenses naturelles » : le marketing utilise volontiers les slogans hygiénistes, et l’aliment est déconstruit en taux de lipides, protides, nombre de calories et composants (on ne mange plus des sardines mais des oméga 3). On rêve d’élixir de jeunesse : le chef Christophe Leroy a imaginé, à Miami, le concept vendeur d’« eternity food » – plutôt que d’ingurgiter des comprimés, mettez des baies de goji et des brocolis dans vos assiettes. Ou bien, mangez des couleurs : la chromatothérapie nutritionnelle a aussi le vent en poupe (les aliments jaunes sont anti-fatigue, les verts sont régénérants, etc.). Et comme nous nous nourrissons décidément de signifiants, si ceux de la science effrayent, on se tourne alors vers le bio, le retour aux sources et le discours de l’authenticité.

L’hygiène alimentaire devient une obsession, au point que des chercheurs ont forgé le terme d’orthorexie : addiction à la nourriture saine (exact envers de l’addiction à la junk food), fixation sur « la recherche de la nourriture appropriée ». L’individu redouble au niveau subjectif les contraintes sociales jugées insuffisantes. Guidé par un idéal anorexique de maîtrise des risques, il applique son propre principe de précaution. Mais il n’existe nulle nourriture parfaitement appropriée, susceptible de nous combler définitivement. Comme l’indiquait Lacan, toujours dans la séance du 24 juin 1964 du Séminaire XI : si « a vient boucher la béance que constitue la division inaugurale du sujet », « le petit a ne franchit jamais cette béance ». Il est « l’objet inavalable, si l’on peut dire, qui reste en travers de la gorge du signifiant. C’est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître [dans l’analyse]. »

Ce qui caractérise l’époque moderne, c’est que les humains n’ont jamais eu autant le choix de leur alimentation : des kilomètres de yaourts dans les hypermarchés, l’import-export d’aliments de tous les pays, les créations industrielles… Il n’est plus possible de se reposer sur le discours de la tradition pour s’orienter dans les pratiques alimentaires. L’Autre social ne nous dit même pas clairement quoi manger et comment jouir : nous sommes bombardés d’informations opposées sur les qualités sanitaires des aliments, au point que nous ne sommes plus sûrs de rien (sucre ou édulcorant ?). Alors chacun invente, tant bien que mal, son rapport à l’objet oral, et sa manière d’en jouir.

En attestent les multiples tendances gastronomiques et culinaires qui ont éclos ces dix dernières années. Ainsi, la gastronomie moléculaire, qui modélise les réactions chimiques des transformations culinaires, a permis l’introduction d’ingrédients innovants dans la cuisine (des gélifiants, des émulsifiants, des épaississants). Ferran Adrià, le célèbre chef du restaurant El Bulli, a créé un laboratoire pour expérimenter sans cesse de nouvelles textures, des goûts inexplorés, des modes de cuisson inédits. Langue de chat ananas et fenouil, bijou de parmesan de fruit de la passion, moules sphériques au bacon, caramel à l’huile de courge : dans le film de Gereon Wetzel, El Bulli : Cooking in Progress, qui vient de sortir en salle, F. Adrià qualifie plutôt son travail d’avant-garde créative et de techno-émotion. Il s’agit de faire vivre au goûteur une expérience incomparable, de le subjuguer : qu’il en ait la chair de poule ! Sur la même ligne, le Food Pairing est l’art d’associer deux aliments, a priori incompatibles, en fonction de leur ressemblance moléculaire : la carotte à la violette, l’huître au brie, la concombre à l’orange amère. Un site internet lui est dédié. 

La cuisine moléculaire a été vivement critiquée en raison des additifs utilisés (E153, E160, etc.), de leur nocivité et des digestions difficiles. On y a vu « la vitrine de l’industrie chimico-alimentaire ». Ceux qui dénoncent « le divorce entre l’homme et la nature », et prônent « le manger, la vérité » se retrouveront plutôt dans la tendance Raw Food : raw en anglais signifie « cru », mais aussi « sauvage » ou « brut ». La Raw Food remplace la cuisson (très limitée) par une attention nouvelle accordée aux saveurs primales. Le chef danois René Redzepi, du Noma (classé meilleur restaurant du monde depuis 2010) participe à ce retour aux racines du goût : betteraves caramélisées, violettes en salade, mousses de chêne, herbes marines et pétales de roses vinaigrés. Le paradoxe de cette altercuisine est que l’art humain poussé à son plus haut niveau d’excellence se trouve mis au service du fantasme d’un impact énergétique zéro, d’un temps infra-humain où l’on ne cuisait pas les aliments. Il s’agit surtout de multiplier les contraintes pour exacerber la créativité.

Nous sommes devenus des consommateurs nomades et papillonnants : c’est ce qu’est venu nommer le mot Fooding depuis 1999 (contraction des mots food et feeling). Ce courant désigne une façon plus libre d’appréhender la cuisine et les manières de manger, loin de la vision étriquée et conservatrice des anciens guides gastronomiques. L’important est le plaisir, le ludique et la nouveauté. Le Fooding n’exclut aucun courant. Il comprend la bistronomie (mélange de bistrot et de gastronomie), qui démocratise la grande cuisine des chefs étoilés en la rendant accessible dans des bistrots pas prétentieux, conviviaux et décontractés. La cuisine fusion, née à New-York, procède quant à elle à l’intégration de courants culinaires métissés et mélange la cuisine de différents pays. La cuisine régressive utilise des ingrédients qui fleurent bon l’enfance, en proposant des Babybels panés, du poulet au Coca-Cola, ou bien des muffins à la fraise Tagada et au Toblerone. Le snobisme se niche souvent dans le retour à la simplicité et à la pauvreté. Ainsi, la cucina povera (cuisine pauvre italienne) est du dernier chic : pâtes aux pois chiches des Pouilles, purée de fève à la chicorée. Ce régime alimentaire guidé initialement par la contrainte est aujourd’hui objet de choix : tout comme les « légumes oubliés », mangés en temps de guerre, qui font leur retour dans les assiettes.

Toujours dans le Fooding, la nouveauté de la restauration rapide, c’est qu’elle n’est plus synonyme de Junk Food. Ainsi, les food trucks (ces camions-restaurants aux États-Unis) ont troqué le hot-dog contre des mets raffinés (homards, cheese-cakes au fromage de chèvre et caramel de romarin, crème brûlée à la pistache). Leurs fans les suivent à la trace grâce aux réseaux sociaux. Cette street food constitue sans doute notre avenir en ces temps de crise : « cuisine des trottoirs » ou « cuisine nomade » très créative qui se pose comme alternative à la malbouffe.

La nourriture qu’il faut n’existe pas – pas plus que le rapport sexuel. Lacan le rappelle (S XI, p. 300) : « le désir alimentaire a un autre sens que l’alimentation. Il est ici le support et le symbole de la dimension du sexuel, seule à être rejetée du psychisme. » Certes, cette jouissance vient à la place de celle qu’il n’y a pas ; on ne pourra jamais tout manger, ni tout goûter – mais en attendant, pour les foodeurs, ce sera toujours ça de pris !

*Retrouvez la première partie de la Chronique d’Aurélie Pfauwadel, en cliquant ici.

 Publié dans le N°93 de Lacan Quotidien

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