Mystère de l’incarnation par Jean-Louis Gault

La névrose obsessionnelle, avec ses rituels, a pu être considérée par Freud comme une sorte de religion privée. Une  patiente schizophrène, alors âgée de 23 ans, rencontrée à l’hôpital psychiatrique de Qingdao, avait elle, développé une véritable hérésie privée. Quand la malade est chinoise et chrétienne, qu’une psychiatre présente dans l’assistance, se réclamant elle-même de la foi chrétienne, intervient, au nom d’une stricte orthodoxie évangélique, pour stigmatiser cette fausse doctrine, tous les éléments sont réunis, d’une discussion originale où la théologie rejoint la clinique. Cette occasion nous fut donnée à l’automne 2009, lors du séminaire annuel qui avait lieu dans cette ville.

La patiente avait demandé à assister à la présentation que sa psychiatre, le Dr. Han Yang, faisait de l’histoire de sa maladie. Elle était légèrement hypomane et était intervenue à plusieurs reprises pour ponctuer, à chaque fois d’une note ironique, la narration de son médecin. La maladie avait commencé en juillet 2003. Le premier vécu délirant était apparu dans le contexte d’une fièvre intense. Elle avait la sensation que les autres voulaient agir sur elle pour la contrôler et la commander. Elle entendait des propos injurieux que des camarades tenaient sur son compte. Pendant les cinq années qui venaient de s’écouler son état avait connu des périodes d’accalmies et de crises, que le traitement neuroleptique n’avait pas réussi à stabiliser. Actuellement, elle confie à son médecin que des voisins, des camarades, ont le pouvoir de voir son corps. Quand elle est sous la douche, elle a l’impression que quelqu’un s’introduit auprès d’elle et touche ses parties intimes. Elle espère que Dieu viendra un jour pour la sauver. Elle attend de lui qu’il change son apparence, pour la rendre plus belle.

Au cours de l’entretien elle commente ses hallucinations. Elle entend des gens qui se trouvent à distance, cela passe par son cerveau, ce sont des insultes. Déjà, ajoute-t-elle, quand  elle était petite les gens étaient méchants avec elle. C’est au mois d’août 2004 qu’elle a entendu pour la première fois un camarade dire « je connais ton secret ». Un secret qu’elle-même n’avait jamais confié à personne. A la fin de l’année de ses 15 ans, elle avait raté le concours d’entrée dans un lycée de son choix, et avait atterri dans un établissement médiocre qu’elle méprisait. Cet échec l’avait laissée déprimée et dépitée. Elle pense encore aujourd’hui que c’est une punition de Dieu, ou plus exactement que c’est un châtiment qui émane de Jésus Christ.

C’est une tante, la sœur aînée de son père, qui lui a fait découvrir le message chrétien. Quand elle avait 5 ans celle-ci lui avait parlé de Jésus et lui avait offert une bible, qu’elle a conservée jusqu’à aujourd’hui. Elle l’emmenait très souvent dans les églises de Qingdao. Sa mère aussi partage la foi chrétienne, son père ne se déclare d’aucune religion. Suivant la législation en vigueur en Chine, il lui fallait atteindre l’âge de sa majorité, 18 ans, pour pouvoir demander le baptême, mais à ce moment là, après son échec au concours et les premiers signes de la maladie, elle s’était détournée de Jésus. Comme elle n’a rien fait qui puisse offenser Dieu, elle pense que son malheur vient du Christ. C’est parce qu’elle ne croit pas au fils, dit-elle, qu’elle a été punie.

Elle fait une différence entre Dieu et Jésus-Christ. Elle pense que ce sont deux personnes différentes. Elle en est venue à cette conclusion après les expériences qu’elle a eues au cours de la prière. Quand elle s’adresse à Dieu et lui demande aide et grâce elle est exaucée. Elle se sent apaisée et en accord avec elle-même. Par contre à chaque fois qu’elle prie Jésus, elle en éprouve un grand désordre et ressent excitation et colère. Dès lors elle a entrepris de le repousser. Elle blasphème et outrage sa personne en le couvrant d’injures. Elle lui crie : « Jésus tu n’es pas Dieu. Tu n’as pas le droit de t’occuper de mes affaires ». Elle utilise des insultes, comme celles  qui  sont communes aux Chinois, mais qu’elle ne veut pas répéter ici.

Le conflit avec Jésus est apparu au décours de ses 15 ans. Jusque-là, elle avait dans sa chambre une image pieuse qui représentait le Christ dans les bras de Marie, et elle parlait avec lui chaque jour. Mais à dire vrai, elle ne s’est jamais beaucoup intéressée à l’histoire de Jésus. Avant tout elle croit en Dieu. Dieu est amour et il est le seul.

A 18 ans, en juillet 2004, quand elle est allée retirer son diplôme de baccalauréat, elle a croisé un couple, un garçon et une fille, devant l’entrée du lycée. Elle a entendu le garçon dire ceci à son amie : « voilà un corps tout nu ». Elle en est certaine c’est d’elle-même qu’il parlait. Elle ne pense pas que c’était une hallucination. Elle avait eu une expérience étrange le 1er janvier 2004, quand elle avait découvert qu’elle entendait les voix de gens qui habitaient un autre quartier que le sien. C’est en juillet 2003 qu’elle avait eu une forte fièvre, et que les premières hallucinations étaient apparues. Jusqu’à l’âge de 15 ans tout était normal, dit-elle.

Elle vit chez ses parents et n’a pas de fréquentation en dehors des membres de sa famille. Elle parle peu avec son père, qui est un homme distant et souvent de mauvaise humeur. Elle s’entend bien avec sa mère, qui lui a appris, dit-elle, « comment être un être humain ». Elle n’a pas de petit ami et n’a jamais été amoureuse. Il est arrivé qu’elle plaise à des garçons, mais elle ne ressentait rien pour eux. Elle est amoureuse de Dieu. Elle l’adore et le lui dit. Seul Dieu a le pouvoir de la sauver. Elle le prend pour Père. Il est Dieu et père. La patiente introduit ici un mot de son cru, fushen, fu, « le père », et shen, « Dieu ». Alors que l’expression reçue pour « Dieu le père » est tianfu, « le père du ciel ».

Au cours de la discussion qui a suivi cet entretien, un participant s’est étonné qu’on ait autant questionné la patiente à propos de Dieu et de Jésus Christ, sans beaucoup s’étendre sur ses relations avec ses parents. Un autre se demandait si ce n’était pas la colère à l’endroit de la mère qui s’était reportée sur la personne du Christ. A quoi il fut répondu  que le monde subjectif de la patiente s’était bâti sur les deux figures de Dieu et du Christ, qui étaient venues s’inscrire à la place du couple attendu du père et de la mère.

Son père est lointain et elle parle peu avec lui. Elle poursuit par contre un dialogue avec sa mère qui lui a appris à être un « être  humain ». Mais cette interlocution  rencontre sa limite quand elle est confrontée à la question sexuelle. C’est ce qui se produit quand elle croise le couple sexué du garçon et de la fille sur le chemin du lycée où elle va retirer son diplôme. Retentit alors la voix qui dit ce qu’elle est à ce moment là : « voilà un corps nu ». Le dialogue avec Jésus s’introduit pour suppléer à ce qui fait défaut dans ce que lui a transmis sa mère.

Au moment de prendre congé de la patiente, dans le couloir, à la sortie de la salle où avait eu lieu l’entretien, elle consentira à avouer, non sans une évidente jouissance à elle-même ignorée, les mots qu’elle adresse au Christ dans ces moments où elle éprouve excitation et colère. Elle lui dit, entre autre, parce que dans ce domaine son répertoire semble assez étendu : « con de ta mère », « nique ta mère ».

Ces signifiants indiquent ce que vient désigner la figure du Christ dans cette étrange hérésie.  Jésus est le nom qu’elle donne à la jouissance qui envahit son corps de femme. Mais ce corps est nu et offert à l’intrusion de l’autre quand elle est sous sa douche. Le corps dont elle parle ici est le corps comme substance jouissante, que n’enveloppe aucune image corporelle. C’est pour cela qu’il est dit « nu ». Le corps nu c’est la substance jouissante du corps, sans image. Il est nu parce qu’il n’est pas habillé par le vêtement de l’image corporelle. C’est ce qu’elle éprouve quand elle est sous la douche, où ses parties intimes ne sont pas protégées. Un corps nu est un corps dont les parties intimes sont offertes à l’Autre. C’est pourquoi elle s’adresse à Dieu pour qu’il la rende plus belle, en lui donnant une enveloppe corporelle que son amour saura faire consister.

Elle nous a expliqué, avons-nous poursuivi, qu’elle avait récusé le dogme chrétien de la consubstantialité du Père et du Fils à partir de sa double expérience corporelle dans la prière. Quand elle invoque Dieu les paroles d’amour lui donne un corps apaisé et serein. Quand s’instaure l’interlocution avec Jésus, elle est envahie par une jouissance qui la submerge dans la honte, xiuqiu, et l’insulte.

Nous avions relevé un autre élément qui est présent au moment de la remise du diplôme. C’est à l’instant où son corps est convoqué à la rencontre de son nom, qui sera inscrit sur le document qu’on va lui remettre,  que se révèle ce que nous avons appelé « un défaut d’incarnation ». Elle n’est plus qu’un corps nu. Alors elle sollicite la tradition chrétienne qu’elle a héritée de sa tante paternelle et de sa mère. Elle s’en sert au prix d’une profonde hérésie, comme n’a pas manqué de le souligner une participante, elle-même chrétienne. La patiente a-t-elle expliqué, n’a pas compris ce qu’est le mystère de l’incarnation, où le verbe s’est fait chair. Elle a séparé Dieu et le Christ, mais en fait c’est la même chose. Elle nie la nature divine du Christ. Elle n’a pas compris non plus ce qu’est le mystère de la trinité, celui d’un Dieu « un » en trois personnes. Chez la malade il manque quelque chose.

En effet il manque quelque chose, avons-nous poursuivi, il manque ce qui lui permettrait de faire tenir ensemble, sa chair, son nom et son image. Alors elle tente de trouver une solution. Elle emprunte son matériau à la tradition chrétienne, mais elle la traite avec une ironie ravageante, où elle fait objection au mystère de l’incarnation, parce que c’est ce qu’elle vit. Elle fait appel à un Dieu « deux », à un Dieu disjoint. Elle s’appareille de ce couple étonnant de Dieu et du Christ, pour se donner un corps où loger sa jouissance.

L’on ne saurait réduire à un contenu d’apparence théologique le témoignage livré par la patiente. Il a une grande portée clinique. Le thème de l’incarnation, emprunté certes à une tradition religieuse, mérite de trouver un statut de concept dans la théorie de la clinique. C’est à ce titre que Lacan a pu l’introduire dans son enseignement, pour faire valoir que chaque parlêtre est, à sa façon, l’incarnation d’un nom dans un corps. Chaque être parlant est un verbe fait chair. Une des questions cliniques qui surgit alors est de se demander si tel signifiant en particulier, est ou non suffisamment incarné,  avons-nous conclu.

Publié dans le N°108 de Lacan Quotidien

Lien vers les Chroniques Chinoises du N° 73, 84, 91

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