À propos de « La République et le Prince moderne » par Philippe Lasagna

Lacan Quotidien poursuit la publication des interventions prononcées par les participants lors de la Conversation avec Blandine Kriegel, organisée par l’École de la Cause freudienne et l’Institut Lacan, qui s’est déroulée le samedi 3 décembre. Nous rappelons la publication dans le numéro 107 de l’intervention de Lilia Mahjoub, et les échos de cette rencontre rapportés par Pauline Prost que vous pourrez retrouver en suivant ce lien. Aujourd’hui, voici celle de Philippe La Sagna. [À découvrir dans le numéro 113 : celle Éric Laurent

“Vous nous montrez un visage inédit de ce que l’on croyait familier: la République moderne. En particulier on comprend que si la République se doit d’être une et indivisible c’est sans doute parce qu’elle est l’union de deux composantes différentes dans leurs histoires et leurs dynamiques propres. Il y a deux composantes ou deux courants que vous distinguez. Le premier c’est l’héritage des Républiques médiévales, des cités, centrées sur le pouvoir associatif, les corps sociaux, c’est une république gouvernée par l’assemblée et le pouvoir de la parole et aussi de la tradition. Le second c’est l’État républicain comme système propre, état souverain, plus fort que les assemblées et que les princes, bien qu’émanation du peuple. Chacun de ces courants a sa force mais c’est en tant que chacun est porteur d’un manque qu’il doit s’unir à l’autre courant pour ne pas dépérir. Il ne s’agit donc pas d’une Aufhebung, mais d’une tension dialectique dynamique entre les deux courants. Cette tension nous permet sans doute de relire notre histoire de France du XXème siècle et, aussi bien, notre actualité politique quotidienne. Elle nous permet, par exemple, de saisir comment quand la république abdique la souveraineté de l’État, ses maîtres aspirent à l’empire, de Napoléon au Maréchal.

Vous nous montrez comment cet état républicain, né de la révolte Hollandaise, celle des « Gueux de la mer », se crée contre les empires et donc contre les Césars. En cela vous rompez peut-être avec ce goût qui va de Hegel, aux peuples déboussolés, en passant par les régimes totalitaires, pour les empires et les Césars.

 Seriez-vous d’accord pour dire que cet alliage de deux manques, de deux fragilités qui fait la république moderne est aussi sa force? La force d’un équilibre toujours menacé de déséquilibre?  D’un déséquilibre entre la tendance jacobine d’un trop d’État, et la tendance inverse qui est de réduire à néant l’État souverain dans un triomphe des corporatismes, voire des communautarismes.

Plus encore, vous montrez qui sont les hommes qui font exister la République des provinces unies. En particulier vous nous expliquez très bien un fait que vous avez repris dans une conférence faîtes pour La Règle du jeu : ces hommes qui sont à l’origine de la République, reprennent la tradition des Hébreux par le biais de la bible et non la tradition de la République romaine. La modernité vient de là contre les idées d’un Braudel par exemple.  Certains de ces hommes qui ont inspirés les provinces unies, beaucoup d’entre eux, étaient protestants, d’autres marranes et d’autres juifs, comme Jean Bodin dont on disait «… qu’il était mort juif sans parler de Jésus-Christ ». Ce qui a été occulté par l’histoire ; de même, le fameux pacte social apparaît bien avant Rousseau et il trouve ses racines dans le Pacte de Dieu avec Abraham. Ou encore, le fait que la République moderne s’appuie sur la loi fait écho à une promotion de la loi naturelle et de la lumière naturelle propre à l’humain issu du Livre. Vous ajoutez dans cette intervention que la notion de l’individu moderne trouve sa source aussi dans un individualisme juif que vous illustrez avec bonheur d’une citation de Freud chère à Lacan «  Wo es war soll ich werden », qui était pour lui un assèchement du Zuiderzee. Mais vous ajoutez : «  Que ce moi n’est pas celui du Cogito et de la res cogitans, qui fait de l’homme une exception de la nature. Le judaïsme est totalement solidaire de l’émancipation humaniste et totalement adversaire de la divinisation du sujet. » Faut-il rappeler que Freud fit de la phrase évoquant le vent qui dissipe les invincibles armadas une sorte de devise, dont l’inscription exacte était « Flavit Jehovah et dissipa ti sunt » (Isaïe 40). C’est en effet le « protestant wind » qui défit l’armada de Philippe II. Ainsi les juifs doivent leur liberté aux idées qu’ils ont produites dans le jeu des Lumières radicales qui précèdent logiquement les Lumières du XVIIIème siècle.

Vous nous montrez aussi très bien que l’histoire ne se fait pas sans la convocation de toute une pensée, fournie par des hommes, celle de l’humanisme, de la réforme et surtout celle de la lente maturation des droits de l’homme – sûreté, égalité, liberté, propriété, recherche du bonheur – droits de l’homme, qui prennent tout leur sens à être placés dans cet ordre. Mais il faut aussi des hommes d’actions, un Prince, par exemple qui n’a plus rien à voir avec le Condottiere machiavélique des cités italiennes. Ce Prince est Guillaume d’Orange prince de Nassau que vous définissez avec un humour décapant  comme l’esprit du monde sans cheval ! C’est l’homme qui transfère la puissance du Prince à la loi  et que vous rendez plus vivant en voyant en lui « un Kennedy qui serait devenu De Gaulle avant d’être assassiné ». Pas un Empereur donc, mais un homme au désir décidé qui nous a transmis : « qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».
La construction de l’Europe, in progress, ne doit-elle pas inventer un état dans une forme nouvelle qui s’appuie sur cet équilibre fragile entre les deux composantes historiques de la République que vous nous montrez?

Ne pensez-vous pas que cela suppose peut-être de renouveler notre rapport à la fonction politique de la parole, de la discussion politique, aussi bien que celle de la fonction de l’écrit en tant qu’il est la base même de l’état souverain, appuyé sur la loi ? La tâche du peuple de l’écriture serait-elle alors, comme vous l’évoquez devant le public de la Règle du jeu de défendre la République et de travailler contre la philosophie de l’Empire ?

Philippe La Sagna

Publié dans le N°112 de Lacan Quotidien 

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