Le Père Noël n’existe plus par Pierre Stréliski

Je me souviens avec Georges Perec « des Malabars achetés chez la confiseuse ». C’était au magasin « Les Dames de France » qui était pour moi une caverne d’Ali Baba, avec ses rayons « Jouets » et « Alimentation ». Je plongeais mon bras avec délice dans les grands bocaux en verre aux non moins grandes ouvertures rondes plaisamment inclinées vers vous et en extrayais des trésors que je confiais au sac de papier que me tenait pour ma commodité et ma gourmandise ma grand mère. Il y avait des bocaux qui contenaient des trésors de toutes les couleurs. Les moins chers étaient ceux qui proposaient des « assortiments » mais ils ne me plaisaient guère puisque l’aventure consistait à choisir parmi toutes ces couleurs qui, à la différence de celles des prisonniers du « Temps logique » de Lacan, n’étaient pas dissimulées à mon regard mais s’offraient à celui-ci avec une pudeur innocente. C’était bien plus que la promesse d’un goût d’une couleur ou d’une forme qu’on prélevait dans ces bocaux — les boules rouges qui ne s’appelaient pas encore des fraises Haribo ; les arabesques délicates irisant les berlingots triangulaires que seule leur forme malheureuse empêchait de rivaliser avec les billes agates et arc en ciel qui, elles, hélas, ne se mangeaient pas ; les rubans noirs des réglisses lovant en leur centre leur petite sphère de sucre coloré — c’était peut être pas tout à fait encore une politique mais c’était déjà une stratégie et une tactique : comment organiser le sac final, quelles saveurs mélanger et quoi privilégier, à combien de bonbons aura-t-on droit, à quel prix, etc. ?

Certains avaient une plus-value, telle celle des Malabars cités au début, qui dévoilaient quand on les ouvrait des petites vignettes offrant le savoir du monde. Sous leur intitulé intimidant — « Le saviez vous ? » —, on apprenait des choses extraordinaires ou inquiétantes. Sur chaque vignette, il y avait deux assertions. Par exemple celle-ci : « En Australie lorsqu’un enfant est malade la mère le recouvre de boue et se sert d’une tortue en guise de bouillotte ». La phrase était accompagnée d’une illustration paisible où le regard d’une mère, curieusement noire, croisait celui de son enfant qu’on sentait déjà presque guéri par une jolie tortue verte sur son ventre, à moins que ce ne fut par ce regard même. Cela me faisait rêver à des embaumements tièdes et un peu dégoûtants mais sûrement délicieux. Et sur le même feuillet, seulement séparée de l’autre illustration par une maigre barre oblique, une tête de crocodile effrayante vous disait : « Le saviez-vous, la denture d’un alligator peut se renouveler jusqu’à quarante fois au cours de son existence ». Je regardais alors avec un peu d’appréhension ma grand-mère qui me tenait la main en me demandant si elle était du genre « tortue » ou du genre « crocodile ». À vrai dire elle était toute rose et sentait la poudre de riz quand on l’embrassait, si bien que l’on se disait, bien qu’elle fut d’une stature imposante, qu’un parfum si suave ne pouvait pas être celui d’un saurien redoutable. Du coup, je me décidai à lui demander une fois le sac de bonbons rempli si « j’avais droit aussi » à une nouvelle Dinky toy — Il faut toujours essayer n’est-ce pas ? — et décidai d’abandonner cette marque de chewing-gum au profit de celle qui proposait, en couleurs et en action, des images de joueurs de foot, images qu’on pouvait collectionner, échanger et qui, elles, en plus qu’elles représentaient nos héros, étaient manifestement inoffensives.

En ces périodes de fêtes de fin d’année, ces questions de choix de cadeaux pour les enfants font évidement la Une de nos actualités privées. Le Père Noël est une invention pratique pour faire adresse de ces envois saisonniers. Popularisé depuis la fin  du dix-neuvième siècle dans nos pays européens, c’est depuis les années cinquante qu’une tradition s’est créée, que les enfants écrivent une lettre au Père Noël, dans laquelle ils indiquent les cadeaux qu’ils souhaitent recevoir. Cet ancêtre de la lettre de motivation fait l’objet bien sûr d’un nouveau marché qu’il faut gérer. Les listes au Père Noël font parait-il florès quand le parent en mal d’invention, faute de saisir le désir de celui qu’il aime, ou peut-être pour ne pas guinder ce désir par le sien propre et laisser à l’autre, comme le faisait placidement cette grand mère, l’espace de la liberté d’un choix, s’en remet à l’enfant pour le choix de ce qu’il désire. Aujourd’hui, il y a des services  spécialisés à la poste qui classent et gèrent ces lettres qu’envoient les enfants. Au Canada, 13 000 employés répondent à plus d’un million de lettres adressées chaque année à l’adresse « Père Noël Pôle Nord HOHOH0 Canada ». En France — pays moins organisé — la poste répond depuis 1962 aux lettres envoyées au Père Noël quelque soit l’adresse farfelue où on le situe. À l’époque c’était Françoise Dolto qui s’y collait et écrivait à chacun une réponse imprimée dans une police de caractères imitant l’écriture manuscrite : «  Mon enfant chéri, ta gentille lettre m’a fait beaucoup de plaisir. Je t’envoie mon portrait (celui du Père Noël bien sur, pas celui de Françoise Dolto). « Tu vois que le facteur m’a trouvé, il est très malin » (mais elle sait bien quand même qu’« une  lettre arrive toujours à destination », Écrits, p. 41). Prudente, elle ajoutait : « Je ne sais pas si je pourrai t’apporter ce que tu m’as demandé ». Mais enfin l’intention y est, et la lettre se terminait sur une forte recommandation : « Sois sage, travaille bien », où l’on voit bien que l’ordre symbolique que véhicule la lettre ne rigole  pas.

De vilaines officines commerciales proposent bien sûr de détourner cet irénisme bon enfant en vendant par exemple des minutes de conversation avec le Père Noël sur des numéros de téléphone spéciaux, aux enfants ignares qui ne connaîtraient pas encore l’existence des numéros commençant par 0800.

Mais le vrai progrès nous arrive cette année de Suisse. Doodle.com est un site crée en 2006 par Mickael Näf, un jeune suisse de 35ans. Il s’agissait au départ de permettre la facilitation de planifications de réunions et de réalisations de sondages. L’important succès de cette start up de service en ligne lui a permis de franchir en octobre dernier le cap des dix millions d’utilisateurs par mois dans le monde. Où l’on voit que se réalise aujourd’hui la remarque de Lacan sur la poubellication puisque c’est à se ranger sous le signifiant du « gribouillage » (« doodle » en anglais) que la fortune sourit, que ce soit au géant Google, qui décore depuis 1998 sa page d’accueil de ces petits dessins — les doodle de Google — ou que ce soit à cette petite entreprise suisse.

Cette année, elle innove avec un nouveau service qui permet à nos voisins helvètes d’organiser on line l’ancienne et rébarbative corvée du « Qui offre quoi à qui ? ». On connaissait déjà les choix forcés des listes de mariages, déposées dans des magasins où vous vous consoliez d’avoir à acheter six cuillères à café en vous disant, d’accord avec Bentham, que c’était un choix utilitaire. Aujourd’hui, c’est le virtuel qui prend la main et vous pouvez vouloir, sur Ebay par exemple, des objets dont l’attrait est que vous les imaginez bien plus que vous ne les voyez. Grâce à Doodle.com, d’un simple clic vous choisissez le cadeau que vous avez l’intention de faire, dans la liste qui vous est proposée. Et aussitôt la personne (la maman en général) qui a créé et organisé cette liste est avertie par mail de ladite intention, avec un message du type : « Le nouveau participant x vient de valider son vote dans le cadre de votre sondage Liste de cadeaux y ». Le plus difficile est sans doute pour les parents de faire établir la liste par leurs enfants mais après c’est d’une simplicité formidable : vous entrez votre nom dans la fenêtre où on vous le demande et vous cochez le cadeau que vous voulez faire. Demain, un lien hypertexte vous permettra d’accéder aussitôt au site du magasin qui vend l’article que vous avez choisi. En plus, vous savez qui a choisi quoi et pouvez ainsi vérifier que l’oncle Sam est un radin et la cousine Bette plutôt généreuse cette année. Enfin,  vous avez la joie de pouvoir décider si ce sera Super Smash Bros Browl pour Wii qui sera l’objet de votre choix ou The Legend of Zelda : Skyword sword (pour Wii également).

Finalement la maman vous envoie un message et vous dit, sous le sceau du secret, qu’en fait votre petit-fils aimerait bien un maillot de foot.

Publié dans le N°112 de Lacan Quotidien

Comments are closed.