La tragédie de l’ingratitude par Pierre Naveau

 Centre dramatique régional de Tours, 10 décembre 2011, dernière, à Tours, de Suréna de Corneille, mise en scène de Brigitte Jaques.

Jean-Pierre Deffieux, dans le n° 74 de LQ, a parlé de très belle manière de cette mise en scène  aussi prenante que subtile.  

 Publié dans le N°128 de Lacan Quotidien

Il est ici proposé de mettre l’accent sur ce que l’on peut appeler « la tragédie de l’ingratitude ». On ne parle pas assez de l’ingratitude. Que peut la passion de l’amour contre l’insistance de l’ingratitude ? Lacan n’indique-t-il pas que le charroi de la demande d’amour, si celle-ci est satisfaite, verse inévitablement dans l’ornière de l’ingratitude ? (Séminaire V, p. 93) Un parallèle peut être fait, à cet égard, entre Nicomède (1658) et Suréna (1674). Ingratitude du Roi Prusias par rapport à Nicomède, son fils (en fait, le fils d’un premier lit). Ingratitude du Roi Orode par rapport à Suréna, général de son armée, à qui il destine la main de sa fille, Mandane. Nicomède aime Laodice et en est aimé. Suréna aime Eurydice et en est aimé. Suréna, comme Nicomède, sont des héros, des conquérants qui, victorieux dans les batailles qu’ils ont menées, se sont couverts de gloire. Le héros est celui qui, au sens de Hegel, ne craint pas la mort. Comme le dit Laodice à Nicomède, c’est celui qui ne craint pas la mort qui est craint. Ce qui importe, en effet, à Laodice, c’est justement que l’homme qu’elle aime soit craint. Le héros est celui qui, selon l’expression de Lacan, ne cède pas sur son désir, qui, par conséquent, ose en passer par cette condition du désir qu’est la castration.

Or, Attale, le fils d’un deuxième lit de Prusias, fait la cour à Laodice, tandis que Pacorus, le fils d’Orode, voudrait s’emparer du cœur d’Eurydice. Ainsi sont-ils devenus des rivaux, l’un, de Nicomède, l’autre, de Suréna. Le point de départ de la tragédie est donc le même. Attale a été l’otage de Rome où, loin de son père, il a été élevé. Pacorus tient à servir le dessein de son père. C’est pourquoi, il défend l’intérêt de l’État. La tragédie vient de ce que chacun des deux Rois, des deux Pères si l’on veut, a décidé de donner, l’un, la main de Laodice à Attale, l’autre, la main d’Eurydice à Pacorus. Le nœud de l’intrigue semble être le même. Il y a une différence, cependant. Dans Nicomède, c’est le désir de la femme du Roi, Arsinoé, qui mène la danse. En revanche, dans Suréna, c’est de la volonté du Roi Orode qu’il est question. Au bout du chemin, il y a la conquête du pouvoir et l’accès au trône. Autre différence : Nicomède a un maître, Annibal, mais Suréna n’en a point ; il est réellement seul.

Laodice, comme Eurydice, sont des femmes rebelles. Leur cœur ne se laisse pas prendre comme une place forte, et cela, d’autant plus que cette place est disputée. Leur passion est décidée – comme l’on dit d’un désir qu’il est décidé. On sait aimer chez Corneille, c’est clair. Mais le sait-on de la même façon, selon qu’il s’agit du héros ou de son amante ?

L’autorité du Roi, à cause de l’acte de courage du héros, est battue en brèche. Les conquêtes mettent le héros au-dessus de cette autorité et font qu’il n’en dépend plus. Le héros devient le maître de ce maître qui lui doit ce qu’il a ainsi obtenu – ses royaumes (Nicomède, vers 416).

L’ingratitude implique ici que, dès lors, le héros soit trahi par son roi. L’on se souvient, sur ce point, de la définition, par Lacan, du héros : « Le héros est celui qui peut impunément être trahi » (Séminaire VII, p. 370). De ce point de vue, le héros est, en soi, menacé. C’est son destin. La passion de l’amour, chez Laodice comme chez Eurydice, est liée à la menace qui pèse sur les héros – la menace qu’ils puissent être trahis. C’est parce que le héros est menacé qu’il importe à Laodice que, comme elle le lui dit, Nicomède soit craint. Dans Nicomède, les personnages qui incarnent la trahison sont Zénon et Métrobate. Le héros est, en effet, la cible du « trait de l’envie » (Nicomède, vers 1103) qui peut prendre, réellement, la consistance d’une flèche. Suréna meurt ainsi d’une flèche qui, partie d’une main inconnue, lui perce le cœur.

Arsinoé pousse Prusias à trahir son fils Nicomède et à l’exiler à Rome, afin qu’il prenne la place de l’otage qui, jusqu’alors, avait été celle d’Attale. Il apparaît ainsi que c’est la trahison qui, chez Corneille, donne à l’ingratitude sa forme extrême. Prusias aime-t-il son fils ou le hait-il ? C’est un père jaloux, certes. Il le dit. La jalousie est le ressort de la trahison, dans la mesure même où l’envers de l’amour de ce père est le fait qu’il doive quelque chose à ce fils qui, face à lui, n’a pas peur et ose se révolter. Orode le déclare : le fait qu’il doive quelque chose à Suréna est une offense pour son autorité. Ce devoir, qui est le sien, « livre son cœur au dépit d’être ingrat » (Vers 708). L’ingratitude est donc inévitable par rapport à qui vous a couvert de ses bienfaits ! Elle peut tellement insister qu’elle ne manque pas de faire basculer l’amour dans la haine. Orode n’hésite pas à le dire : « Sa fortune me pèse et son nom m’importune. » (Vers 722) C’est pourquoi il invite Suréna à lui demander quelque chose, afin que le poids de la dette qu’il a à son égard pèse moins lourdement sur ses épaules de souverain. Fatale réponse de Suréna à cette invitation : (en substance) Je ne demande rien ; ma gloire (autrement dit, l’éclat de mon nom) me suffit. Et Suréna finit par dire : « Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui / Plus de nom que mon Roi, plus de vertu (plus de courage, donc) que lui. » (Vers 1511-1512) C’est Suréna lui-même qui indique, à la fin, que la tragédie, dans laquelle il est impliqué corps et âme, est une tragédie de l’ingratitude et de la trahison : « Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr, / Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir / Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse … » (Vers 1515 à 1517).

Dans cette confrontation avec l’ingratitude et la trahison, la passion de l’amour – passion fixe, dirait Philippe Sollers – est plus forte encore dans Suréna. Passion née d’un échange de regards qui, déjà, en soi, est-il dit, a été une confidence. Il a suffi alors de la douceur d’un mot qu’on a laissé échapper. Le portrait de Suréna par Eurydice diffère de celui qu’en trace Plutarque dans Les vies des hommes illustres : « Des Parthes le mieux fait d’esprit, et de visage, / le plus puissant en biens (il a !), le plus grand en courage (il est !), / le plus noble, joins-y (cela vient en plus !) l’amour qu’il a pour moi, / Et tout cela vaut bien un Roi qui n’est que Roi. » (Vers 59 à 64) Ce qui est frappant, c’est le J’aime ailleurs (vers 15) qu’Eurydice a d’abord tu, quand il lui est rappelé, par sa confidente Ormène, que le roi destine sa main à son fils Pacorus. J’aime ailleurs est le cri de l’insurrection d’une rébellion ! Ce Elle aime ailleurs est repris par Suréna, quand il parle du choix d’Eurydice avec Orode (vers 933). Eurydice le répète à Palmis, la sœur de Suréna, qui essaie de la faire revenir sur sa décision de ne pas épouser tout de suite Pacorus : « J’aime ailleurs, et l’ai dit trop haut, pour m’en dédire » (vers 1133). Elle s’en tient donc à ce J’aime ailleurs au risque de tout perdre – son amant et sa vie. Aimer, souffrir, mourir, c’est, dès lors, ce qui attend le héros et son amante. Si Eurydice, alors qu’elle aime Suréna, ne peut l’épouser, alors elle veut choisir, pour lui, qui sera son épouse. Elle se dit jalouse, en fait jalouse de ce choix. Qu’un tel choix soit disputé, c’est cela qui met en jeu la politique de l’amour. Qui décide du choix d’un cœur ? Pacorus, à qui elle refuse son cœur, le dit à Eurydice : « Il est fait ce choix qu’on s’obstine à me taire. » Pacorus est plus cruel qu’Attale. C’est pourquoi, son seul désir est d’arracher le secret d’Eurydice, de la forcer à avouer le nom de son amant. L’on retrouve, ici, le bâillon sur la bouche dont parle Lacan à propos de la Princesse de Clèves. Mais l’amour est rebelle, dès qu’on le violente. C’est pourquoi, Eurydice, dans son orgueil outragé, déclare à Orode à propos de la tentative de Pacorus de lui arracher le bâillon de la bouche (et voilà, de nouveau, le J’aime ailleurs) : « On sait que j’aime ailleurs, et l’a voulu savoir, / Pour peine, il attendra l’effort de mon devoir. » (Vers 1415-1416) Autrement dit, si Pacorus veut m’épouser, qu’il attende ! Qu’Eurydice ne puisse épouser l’homme qu’elle aime la laisse sans voix. À la fin de la tragédie, Eurydice retourne à son silence et trouve la mort : « C’est tout ce que je puis que de ne dire rien. » (Vers 1632)

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