L’horizon du clair par Francis Ratier

Le banquet du livre de Lagrasse aimante chaque année de nombreux toulousains. La conférence de Jean-Claude Milner en constitue le point d’orgue mais à Toulouse même il est venu peu souvent. Il était là le samedi 28 janvier.

Associés pour l’occasion, Christian Thorel et la librairie Ombres Blanches en puissance invitante, le théâtre Garonne comme lieu d’accueil, le philosophe Olivier Carrérot, animateur d’un groupe de travail autour de l’ouvrage de Jean-Claude Milner, Pourune politique des êtres parlants et André Soueix, délégué régional de l’A.C.F M.P. ont permis à de nombreux toulousains de rencontrer in situ « la clarté et la distinction » de Jean-Claude Milner.

Les grandes choses ou bien celles qui nous paraissent infimes, les productions de la haute culture ou les séries télévisées, les «massivités» ou les petits détails cognitifs tombent dès lors que Jean-Claude Milner les considère dans l’escarcelle de la raison. Elles en acquièrent intérêt, dignité et intelligibilité. A toutes, il leur applique la règle d’évidence, premier des quatre préceptes de la raison distingué par Descartes : « … ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est à dire éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. (1) » Le «C’est clair!» ou le «Bref!» qui émaillent le discours des adolescents et occupent la fonction phatique, ouvrant ou fermant le message de telle sorte que la suite ne soit pas empêchée, trouve là un autre usage, celui qui signe la satisfaction obtenue par le déploiement de la raison jusqu’au point d’élucidation. 

Clartés de tout, le dernier livre de Jean-Claude Milner, ne constitue pas la sténographie des entretiens accordés à F. Fajnwaks et J.P Lucchelli, toute la matière des entretiens n’y figure pas. Il s’agit d’une composition, le résultat d’un travail de montage. Comme dans les dialogues de Platon, certaines questions n’ont d’autres fonctions que de marquer des articulations logiques. Le guide n’est pas la chronologie ou la linéarité comme l’ordre des quatre noms propres qui constituent le sous-titre –  Lacan, Marx, Aristote, Mao –  en témoigne, mais plutôt le surgissement des figures de la nouveauté dans l’ordre de la raison.

A la raison selon Aristote, s’oppose la raison selon Mao.  Aristote pour ne pas dire Platon, car malgré son souhait de faire système – à suivre Pierre Aubenque – son doctrinal ne se boucle pas, à l’inverse de celui de Mao dont les textes permettent au Maître d’avoir toujours raison. Duch, Le Maître des Forges de l’Enfer, dans le film de Rithy Panh en montre les conséquences cauchemardesques.

Le Discours de Rome se trouve animé par l’avènement d’une linguistique que Freud ignorait. En tant qu’elle se parle, toute langue est organisée conventionnellement et échappe à la Nature, en même temps qu’elle actualise la capacité «naturelle» à parler. Une division s’opère à l’intérieur même de la langue et s’institue un déplacement dans la raison.

Porteur de nouvelles formes de raisonnement le système phonologique de Jakobson dresse les règles littérales, galiléennes de ce qui ne peut pas être considéré comme poursuite de la Nature.

Lorsque Freud pense à la Science, il pense à la physique, à la neurobiologie. La partie de la psychanalyse qui est scientifique relève pour lui de la science de la Nature.

En 1953 Lacan affirme la possibilité de construire une Science de la convention et rejette l’opposition Nature/Convention.

L’heure de la physique mathématique est passée. En ce sens Koyré ne peut pas être notre maître. Le structuralisme est la pensée de ceux qui restent dans la caverne où les choses n’existent que nommées. Sans extérieur au langage, dan la caverne du langage, le monde humain y trouve son périmètre et la psychanalyse son empan. Elle apparaît ainsi selon le mot plaisant de Jean-Claude Milner glosant le mythe de la caverne, comme une « discipline cavernicole », indissociable du langage, habitat du parlêtre.

Grâce au structuralisme, à l’hyperstructuralisme de Lacan dans lequel le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant la raison modifie son axe. Les quatre discours marquent l’acmé de ce dispositif structuraliste. Dans la Science galiléenne, le fondamental réside dans la littéralisation dont la mathématisation n’est qu’un moyen. Les lettres ne s’avèrent  pas suffisantes à assurer la littéralisation. Le maniement des lettres doit permettre de dire que si l’on observe telle présentation de la chaine littéralisée, telle situation se présentera à tel autre moment de cette même chaine. En somme cela signifie que le déroulement de la chaine tel qu’il est anticipé doit avoir une valeur prédictive.  L’opposition Nature / Convention ou Nature / Société au singulier reprend aujourd’hui ses droits anciens alors que émergent à nouveau des « massivités » sans nuance, telle que La société ou La Nature et que se trouve affirmée la fonction désignative du langage, « le pointer du doigt » par exemple. Jean-Claude Milner nous a rappelé que selon le linguiste Meillet, le langage ce n’est pas parler de l’oiseau quand il est là mais parler de l’oiseau en son absence. 

Malgré les difficultés auxquelles il confronte le lecteur, le point où le discours de Lacan rebondit comme une onde sonore est toujours un point de clarté. Le travail de Jean-Claude Milner, tel qu’il le définit, le nôtre peut-être aussi à sa suite, consiste à montrer comment une onde tracée par Lacan, même si elle semble obscure est de l’ordre de la clarté. Il s’agit d’en dégager le noyau de clarté. Durant deux heures trente, Jean-Claude Milner s’y est, pour nous, employé.

Note :

(1) R. Descartes, Discours de la méthode, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p 47.

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